20 tapis de yoga derrière les barreaux

Qui est déjà entré dans une prison ? Peu de gens, à moins d’y avoir à l’intérieur un frère, un père, une sœur, une fille ou même d’y travailler. Depuis quelques années, je caressais un rêve auquel je croyais profondément, celui de faire entrer le yoga thérapeutique en prison. C’est au centre de détention Leclerc, à Laval, que j’ai vu mon souhait se réaliser. Joelle, une gentille trentenaire qui s’occupe du choix des activités de 230 femmes derrière des barreaux, a fini par dire OUI ! J’allais enfin pouvoir offrir un peu de réconfort et de bien-être à ces femmes qui en ont bien besoin.

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Premier matin
7 h 30

Vingt tapis de yoga attendent dans le coffre de ma petite voiture. Joelle m’accueille à l’entrée du pénitencier en m’adressant un sourire réconfortant. Sécurité oblige, les tapis passent sous l’œil rigoureux et sans erreur des machines, et des hommes, et puis moi, par la même occasion ! On me donne un badge, garant de mon statut qui me permet de déambuler dans la prison en toute liberté…

Une lourde porte s’ouvre devant moi, puis une autre, puis une autre. Comment les femmes vont-elles accueillir la pratique du yoga ? Vingt tapis de yoga pour vingt femmes. Pas plus, sinon la sécurité ne peut pas jouer son rôle comme il le faut. Je dois placer mon tapis de façon que les deux gardiennes puissent me voir de leur bureau. Et puis, j’ai ce boîtier d’ultime urgence, un boîtier noir avec un gros bouton rouge que je dois accrocher à mes leggings. « Si tu es en danger, m’explique la gardienne, tu presses sur le gros point rouge, et on arrive ! » Ce boîtier me dérange, me coinçant dans mes mouvements, mais j’en comprends toutefois sa nécessité. Je déciderai cependant de le laisser à l’arrière de mon tapis de yoga, posé au sol. Il ne m’est jamais rien arrivé.

8 h 50
Je me pince. Je suis dans le gymnase de la prison Leclerc, à Laval. « I have a dream. » Note à moi-même ; expliquer aux femmes que le tapis de yoga est un espace de compassion envers soi-même, un espace sécuritaire, un espace dénué de dureté, où les larmes peuvent couler sans devoir toujours les ravaler. Les femmes arrivent en file indienne, par petites grappes, et semblent de bonne humeur. J’accueille chaque paire de yeux en répondant avec un large sourire bienveillant, et je les invite à se déchausser et à choisir un tapis de yoga. J’adore les regarder choisir sur quel tapis elles vont se placer ! Les tapis qui ont le plus de succès sont les roses !

Les femmes papotent. L’une dit : « Il me reste encore 118 jours », l’autre : « J’ai deux sacs de vêtements à ramener chez moi. » Une détenue m’expliquera qu’à la suite de ma classe de yoga, elle a eu envie de reprendre le dessin et l’écriture.

Le mantra chanté Om Gam Ganapataye namaha, sorti tout droit du lecteur de disques compacts vintage qui est dans le gymnase, donne le départ de la classe. J’ai choisi ce chant, car il est question de réussite, d’harmonie. Certaines femmes sont sur le point d’être libérées. L’une vient me voir et me dit qu’elle ne pourra pas assister à ma classe lundi prochain, car elle sort, et qu’elle regrettera la classe de yoga. « Où puis-je en faire quand je serai sortie ? »

C’est le philosophe suisse Alexandre Jollien qui m’a inspiré la pratique d’aujourd’hui. J’en parle aux femmes. Il est né avec une paralysie cérébrale. Pendant des années, il n’a eu de cesse de répéter cette phrase : « Pourquoi moi, pourquoi moi ? Pourquoi ça m’arrive ? » Une question très angoissante qui n’a d’ailleurs aucune réponse. Le philosophe disait que le passage de « pourquoi moi ? » à « comment je peux vivre avec ? » avait changé sa vie. Les 40 paires d’yeux me fixent.

La classe est terminée ; les gardiennes sont bienveillantes et m’offrent toujours quelques minutes de plus. Nous restons assises à savourer le moment ensemble. « À la semaine prochaine, Stéphanie, merci pour tout », « Je reviens la semaine prochaine, merci. » La détenue qui sort bientôt me dit : « Je sors dans deux jours. La prison, ça m’a fait du bien, sinon j’allais continuer à consommer. Ici, j’ai pu finir ma cinquième secondaire en maths, je suis contente. » Je la félicite et je l’implore de ne plus revenir en prison. « Je ne dis pas que je n’y reviendrais plus, car on dit toutes ça. »

Les semaines suivantes
La classe va bientôt commencer. À la buanderie, lieu de travail pour certaines, il paraît qu’il y a eu des jalousies, racontent deux femmes avec entrain. Certaines ont pu partir un peu plus tôt avec une autorisation spéciale pour suivre la classe de yoga… ça n’a pas plu à tout le monde.

Un jour, le gymnase n’est pas libre, et une gardienne me fait visiter la « salle socio ». C’est une ancienne chapelle, et je vois en haut à gauche les vestiges des vitraux d’une époque ; ils laissent bien entrer le soleil de midi et son ciel bleu. Hier, il y a eu de la zoothérapie, alors quelques poils de chien traînent au sol. Deux ventilateurs tournent à plein régime dans la « salle socio » cet après-midi. Journée caniculaire.

Les femmes s’étendent tout de suite sur leur tapis de yoga. Une détenue claudique vers son tapis. Plusieurs traces du passé sur ses poignets. Elle a du mal à s’asseoir sur son tapis et gémit un peu dans son coin. Elle se place cependant tout près de moi.

« Quand je viens au yoga, c’est comme si j’étais libre », me dit une jeune femme d’environ 26 ans. Une détenue dans la cinquantaine ajoute : « J’ai dit à ma travailleuse sociale que je faisais du yoga. Elle m’a dit de ne pas rater une classe, car cela allait me permettre de garder le cap et de ne pas sombrer. » « Faire le vide, juste respirer. Après ta classe, je me sens zen », me dit l’une d’entre elles avec un large sourire. « J’arrive ici cassée, avec des douleurs au dos et des migraines, et quand je repars, tout a disparu. Jeudi est ma journée préférée. »

Aujourd’hui, j’ai placé les tapis en rond. Les femmes sont intriguées. Durant chaque classe, je découvre leur capacité de concentration et d’écoute. La pratique aura pour thème l’entraide. Y a-t-il de l’entraide en prison ? Sûrement. Mais aussi tellement de violence.

Je choisis la posture de l’arbre pour enseigner l’entraide. Coudes fléchis, légèrement écartés, la main collée dans celle de la voisine, équilibre sur la jambe droite, arche du pied gauche sur le mollet. Création d’une forêt. La main de l’autre nous aide à garder notre équilibre. La notion d’aider l’autre ne tarde pas à apparaître. Certaines ont du mal à se laisser aider. Vacillent, puis acceptent la main de l’autre, qu’elles détestent peut-être dans les couloirs de la prison. « -Sentez la paume des mains chaudes de votre voisine. Laissez cette chaleur circuler le long de vos bras. » Des sourires tendres se dessinent sur les visages et sur le mien.

La dernière classe
Pour le dernier cours, il sera question de pardon. Un sacré sujet, ça ! C’est un acte courageux, pardonner, et c’est aussi décider de se choisir. De s’alléger. Ce matin, il y a deux nouveaux visages. Je me demande toujours si l’absence de mes élèves est un bon signe. Ont-elles été libérées ? Sont-elles au trou ? Peut-être au parloir avec leur avocat ? La responsable des activités de l’établissement m’a permis de distribuer en fin de pratique un signet. Sur chaque signet, il y a une petite ficelle pour faire joli, mais je dois l’enlever : « Elles peuvent fumer cette ficelle, tu sais. » Pour aller plus vite, une gardienne m’aide. Je les distribue. Leurs yeux brillent devant le petit présent. « J’ai du mal à lâcher prise et j’ai pioché celui qui me parle de ça ! C’est fou ! », s’exclame une femme. Entre elles, elles échangent et oublient pendant quelques minutes qu’elles sont rivales, qu’elles sont en prison.

Une par une, elles sont venues me saluer. Le petit mot « merci » prend une tout autre envergure ici, dans ce gymnase trop éclairé que nous avons retrouvé aujourd’hui. « J’ai mis presque un an à obtenir le privilège de venir vous enseigner, alors je ne vous oublierai pas », dis-je en contenant ma voix. « Je reviendrai, mais j’espère ne plus vous voir ici ! » Mêlés aux sanglots de quelques femmes, les rires fusent.

Je sors avec mes vingt tapis de yoga. Il y a un abribus devant la porte principale de la prison. J’ai toujours appréhendé de voir une femme attendre, là, toute seule. Mais ouf, personne.

Stéphanie Kitembo
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Par ­Stéphanie ­Kitembo

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