Francine Ruel : Apprendre à ­lâcher-prise

Entrevue

Depuis plus de 40 ans, Francine Ruel marque le paysage littéraire québécois par des œuvres touchantes qui vont droit au cœur. Avec Le promeneur de chèvres, son plus récent roman, elle présente une histoire bienveillante sur le besoin de transmission.

Notre rencontre a lieu via Zoom – ah, la communication en 2021 ! – un lundi après-midi pluvieux. L’auteure s’excuse de ses 30 secondes de retard et secoue ses vêtements mouillés : elle était occupée à mettre les chèvres à l’abri. Un beau clin d’œil à son nouveau bouquin, Le promeneur de chèvres, dans lequel il est amplement question de ces charmantes bêtes. Les chèvres ne sont pas les siennes, mais bien celles de son agent littéraire, qui est en partie derrière l’idée de son plus récent roman. Sans plan d’affaires précis, ce dernier a accepté que des gens l’accompagnent lorsqu’il promène ses animaux, jusqu’à ce qu’il fonde officiellement La chèvrerie du chemin Alderbrooke, à Sutton. Les rencontres qu’il y fait sont variées et souvent touchantes, puisque les apprentis promeneurs s’y présentent pour toutes sortes de raisons, du simple divertissement au besoin de ressourcement. « J’ai trouvé que c’était une belle idée. L’échantillonnage de personnages possibles pour un roman est grand. En temps de pandémie, c’est formidable qu’on prenne le temps de communiquer les uns avec les autres », dit en souriant l’auteure.

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©Libre Expression - Magazine Mieux Etre

Ces choses qui se perdent
Parlons-en de cette fameuse pandémie, puisqu’elle fait partie du roman. Le personnage de Gilles se retrouve en situation précaire après avoir perdu son emploi en raison du confinement. Refugié dans un camp, il apparaît brièvement dans un reportage à la télévision. Son grand-père Henri, qui vit paisiblement dans une fermette, l’aperçoit et décide d’aller le chercher. C’est le début d’une -nouvelle vie. « Je pense que, durant la pandémie, ce qui m’a troublée le plus, c’est d’entendre : "Nos aînés ! Tant de morts !", alors qu’on ne sait pas qui sont ces gens. Dans notre société nord-américaine, les vieux, on les place quelque part et on les sort juste pour Noël. Leur vécu est balayé du revers de la main. Pourtant, il y a des sommités parmi eux, des gens qui ont des connaissances extraordinaires. La passation de savoirs, ce qui va se perdre, je trouve ça abominable ! "De père en fils", c’est fini ce temps-là ! Je trouve ça dommage que ça disparaisse, donc j’ai eu l’idée du grand-père qui aide son petit-fils. »

Plusieurs réflexions sont consignées dans le roman, tout en bienveillance, sans moralisation, notamment au sujet de l’amour des livres qui se perd et du besoin de connexion. « Avec la pandémie, il n’y avait nulle part où aller pour communiquer. Maintenant, on passe des heures sur les écrans à regarder les informations. La haine a débarqué sur internet, la violence aussi. Ça me trouble beaucoup. Il faut qu’on fasse gaffe, je crois. Et arrêtons de dire : « C’est une affaire de jeunes ! » Ce n’est pas vrai : tout le monde est là-dessus, moi la première. On est en danger de ne pas communiquer avec une autre paire d’yeux. »

Un apprentissage difficile
Le public québécois a connu Francine Ruel grâce à ses nombreux rôles à la télévision et au cinéma, puis à ses œuvres littéraires. Le vif succès remporté par Anna et l’enfant-vieillard, en 2019, a permis aux gens de découvrir une autre facette de celle qui est aussi une animatrice et une conférencière passionnée : elle est la mère d’un homme qui a longtemps vécu dans la rue. Avec l’histoire d’Anna et Arnaud, elle a mis en lumière les difficultés éprouvées par ceux qui ont des membres de leur famille en situation d’itinérance. Maintenant que son fils a une chambre et reprend tranquillement le contrôle de sa vie (« Il est sorti de la rue, mais il n’est pas sorti du bois », dit-elle), Francine apprend tranquillement à vivre pour elle-même. « On a un gros sentiment de culpabilité, les parents. On a l’impression qu’on n’en fait pas assez, qu’on est négligents, qu’on n’aime pas assez. Mais je pense que, si on aime vraiment les humains, on leur redonne leur vie, leur rythme, leur façon de faire, même si ça ne fait pas notre affaire. Ce n’est pas facile. (…) J’essaie de ne plus prendre de décisions pour mon fils. » Une sagesse durement acquise au fil du temps et de nombreuses séances de psychothérapie.

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Le livre fera l’objet d’une série télé, qui sera présentée à l’automne prochain, à TVA. Son fils a participé à la production en orientant le scénariste sur la réalité de la rue. « Je lis les scénarios. Parfois, j’apprends des choses que je ne savais pas, qui font mal, mais qui sont vraies. On veut tellement pour nos enfants. C’est ce que j’aime du personnage d’Henri dans mon nouveau livre. Il aime, mais il n’impose rien. Il propose. Je pense que j’ai mis en scène un personnage plus fort que moi. Il n’a pas un amour inconditionnel, il a un amour présent. C’est tellement plus efficace. »

La santé en priorité
Bien qu’elle ait une discipline de fer quand vient le temps d’écrire, pour le reste de ses journées, Francine se considère comme une personne très contemplative. « Regarder la nature qui change, c’est mon sport préféré. Avoir des chats, c’est formidable. Ils se posent sur nous, et on est obligés de rester là ! Ça nous oblige à arrêter de courir. » Une autre passion de Francine est le jardinage. Passe-temps qui l’a malheureusement conduite à l’hôpital plus souvent qu’à son tour l’été dernier, après qu’elle eut attrapé la maladie de Lyme. « Je sors de 58 jours de prises d’antibiotiques par intraveineuse. J’en ai pour quelques mois à me remettre sur pied, mais ça peut revenir n’importe quand. C’est une maladie terrible », déplore-t-elle en invitant les gens à la prudence.

Une pandémie, une maladie grave, l’écriture d’un nouveau livre, voilà des choses qui l’ont poussée à la réflexion cette année ! Mais l’auteure peut se targuer d’apprendre tous les jours. « Ça fait près de 50 ans que j’écris. J’apprends sur les humains, j’apprends la patience, le Lâcher-prise, l’amour des belles choses et des gens. Je pense que c’est ce que ça m’a donné : savoir que les gens sont précieux et que le temps va tellement vite. C’est la fragilité de la vie que j’ai apprise. »

PETITS BONHEURS
Nous avons demandé à Francine Ruel de nous parler de ces petites choses qui font du bien.

Une musique… « Quand je n’en peux plus, je mets la musique très forte et je danse, ou je chante dans ma voiture ! Ça fait du bien ! »

Un breuvage… « Mettons que le vin, ce n’est pas pire ! (rires) Les bulles, c’est formidable ! Ce qui est important, c’est la qualité qu’on donne au goût, au moment. »

Une personne inspirante… « Il y en a beaucoup ! Entre autres, les gens qui ont réussi là où j’ai raté, qui ont compris avant moi. Ma mère et ma marraine sont aussi des modèles très importants pour moi. Elles étaient des féministes avant que le mot n’existe et elles m’ont appris à me tenir debout. »

Un plaisir coupable… « Y’en a pas mal ! (rires et regard taquin) Je n’ai pas la dent sucrée… mais un sac de chips, ça me réconforte et ça me fait du bien ! »

 

Le promeneur de chèvres et les œuvres précédentes de Francine Ruel, en librairie maintenant.

Par ­andréanne blanchard

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